Mont analogue

« [...] ce qui définit l’échelle de la montagne symbolique par excellence [...] c’est son inaccessibilité par les moyens humains ordinaires. [...] Pour qu’une montagne puisse jouer le rôle du Mont Analogue [...] il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tel que la nature les a faits. »

René Daumal, Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1981, p.18

Désormais accessibles, les sommets mythologiques (Himalaya, Sinaï, Nebo, Olympe), ont perdu leur "puissance analogique". Toutefois, il est troublant de constater que nombre d'artistes contemporains demeurent fascinés par la force évocatrice de la montagne. Celle-ci agit à la fois comme la matérialisation du processus de création artistique et comme son but.

La montagne est « image du vrai savoir comme inaccessible sommet ». Dans la Bible, la montagne est le lieu des théophanies, c’est-à-dire là où Dieu se manifeste. Lieu de révélation, d'illumination, de dévoilement des vérités.

« Dans la tradition fabuleuse [...] la Montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité, et la divinité se révéler à l’homme. »

René Daumal,Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1981, p.15

Au creux des jardins de lettrés, des pierres à l'aspect tourmenté, montagnes miniatures, se dressent. Dans la tradition chinoise, la force créatrice du monde est contenue dans les rochers et les montagnes. La montagne a donc avoir avec la création.

La structure foraminée (caractérisée par de multiples trous et ouvertures) des rocher de lettrés exprime les transformations et les énergies telluriques qui ont façonnées le monde comme un tout. Elles donnent à voir l’interaction vide/forme. Pétries par l'énergie vitale, ces pierres évoquent l'incertitude et l'équilibre précaire.

Zhan Wang - Artificial Rock #10 (2001) © Zhan Wang

On trouve chez les Surréalistes l'idée de "hasard objectif", c'est-à-dire qu'il existe une continuité entre le monde et l'expérience que nous en avons. La montagne nous aide à réfléchir sur notre subjectivité. Elle nous permet de « voir les idées comme des faits extérieurs, et d’établir des liens nouveaux entre des idées d’apparences tout à fait disparates » (René Daumal, op. cit.).

Ainsi, Pierre-Guillaume Clos (né en 1970 et diplômé de l'ENSAPC en 1999) joue sur l'évocation poétique d’une sculpture en puissance. Sa Montagne de poche prend la forme qu’on lui donne et aussi celle qu’on ne lui donne pas. Imago Mundi, sa montagne réunit l’ensemble des potentialités existantes.

Pierre-Guillaume Clos - Montagne de poche (2009)

Le paysage offert dans les jardins chinois demeure un artifice du regard. Mais cet artifice du regard permet la médiation. L'œil touche la montagne. La miniaturisation, le point de fuite et le plan horizontal, la multiplicité et la symbolique élémentaire de la nature offrent un rapport mystifié au temps et à l’espace. Par son mouvement de diffusion qui rythme les apparitions et disparitions, la lumière renforce le phénomène.

Le "Mont Analogue" est d'abord invisible et inaccessible parce qu’il repousse les corps matériels et les rayons lumineux. Le savoir est proche puisqu'il est en nous, mais il n'est accessible qu'au prix de multiples épreuves. Dans son "Roman d’aventures alpines non-euclidiennes", René Daumal insiste pour que les explorateurs du "Mont Analogue" se démunissent de tout, condition sine qua non pour que la porte de l’invisible s’ouvre à eux.

«Nous commencions à nous dépouiller de nos vieux personnages. En même temps que nous laissions sur le littoral nos encombrants appareils, nous nous préparions aussi à rejeter l’artiste, l’inventeur, le médecin, l’érudit, le littérateur. Sous leurs déguisements des hommes et des femmes montraient déjà le bout de leur nez.»

René Daumal,Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1981, p.134

Edouard Wolton - Les montagnes hallucinées (2014)

En septembre 2015, Édouard Wolton choisi Agartha pour titre de son exposition à la Galerie Filles du Calvaire (Paris). A l'instar du "Mont Analogue", Agartha renvoie à un lieu inaccessible où résiderait la connaissance totale. L'artiste (né en 1986 à Paris et diplômé de l’ENSBA de Paris en 2010) fait dialoguer paysage réinterprété et nature pensée.

Edouard Wolton - Filtres (2013)

« L’enjeu n’est pas la reproduction, mais bien la construction de paysages réinventés » (Noémie Monier, 2015, sur le site internet de l'artiste). A nous de chercher une voie (dans le sens alpin du terme) entre images sources et pure fiction.

Edouard Wolton - Mirage, dodécaèdre, élément éther (2012)

L’imaginaire de la montagne perdure, en infiltrant les failles du réel. La connaissance absolue se défile à chaque fois, tel un sommet toujours inaccessible. La création artistique est affaire d'incertitude, d'équilibres précaires. De problèmes plutôt que de solutions. Mais même les artifices du regards agissent comme médiateurs d’un transfert. Chaque vérité entrevue de cette façon devient un pari épistémologique.

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Graham Parkes, "La Pensée des Rochers – La Vie des Pierres", in Diogène, 2004/3, n° 207, pp. 95-111

Catherine Delpech, "Les « Outre-passeurs » du Mont Analogue, viatiques de René Daumal", in Paul Carmignani (dir.), Figures du passeur, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2002, p. 323-339