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Manger les images


Images. Millions of images. That's what I eat.

William S. Burroughs

Iconophages

Aux siècles passés, une pratique relativement répandue consistait à avaler de petites images pieuses imprimées sur papier léger, spécialement destiné à cet usage. Dans certains cas, il arrivait que les gens utilisent, à défaut, de très petits morceaux d'une image de format régulier. Ces images à l'effigie du saint protecteur étaient censées garantir la guérison du croyant. Les chances de ce dernier de recouvrer la santé se renforçaient, assurait-on, lorsqu'il les faisait pleinement siennes c'est-à-dire lorsqu'il les ingurgitait. Ingérées, ces images développaient alors toute leur puissance et remplissaient celui qui les mangeait d'une présence matérielle que le seul regard n'aurait pu assurer.


Serait-il troublant d’associer la dévoration avec l’image se demande Leslie de Galbert, psychanalyste et membre de la Société Française de Psychologie Analytique. En quoi l’image traduit-elle la relation de l’individu au monde? Lors d'un séminaire, Carl Gustav Jung dit: «Manger les images... cela pénètre votre être, vous êtes cela», et il ajouta : «Regarder les images inconscientes et (...) vous les assimilez, puis elles (...) deviennent une part de vous-même» (C. G. Jung, Dream Analysis, Notes of the Seminar given in 1928-1930, ed. William McGuire, Princeton, Bollingen Series XCIX, 1984, p. 12). Cette dissolution de l'image et de son motif à l'intérieur de soi en vue de ne faire qu'un est bien ce que recherchaient les dévots lorsqu'ils portaient à leurs bouches les images de saints protecteurs.


Notre consommation effrénée d'images révèle peut-être aussi, en partie du moins, un désir de s'approprier le monde qui nous entoure, de le faite sien et de s'assurer de quelques bénéfices. Mais cette ingurgitation d'images est ambivalente. D'une part, elle peut consister en une tentative pour se rapprocher des choses que l'on idéalise et/ou que l'on regarde avec envie. Par exemple: si je suis abonné au compte de Kim Kardashian sur Instagram, cela me donne l'impression de faire un peu partie de ce monde là. Cela permet d'apprendre ce que font les "stars" dans l'espoir de devenir plus efficacement l'une d'elles. À un niveau politique: être au courant de ce qui se passe dans la vie des personnes ayant un statut élevé est un moyen d'être à même de mieux naviguer dans la scène sociale.


D'un autre côté, notre absorption continue d'images comporte également des effets négatifs, à rebours des idées de protection et de guérison chères aux "mangeurs d'images" des siècles passés. L'image est mentale tout autant qu'elle est une empreinte au fond de nous d’un morceau du monde extérieur, une représentation de quelque chose. Une chose captée ou enlevée ou arrachée de l’extérieur et intériorisée. Un morceau arraché... la violence est déjà là. Avant de pouvoir assimiler l’image, l’autoriser à devenir une part de soi, et de là, éventuellement, vivre la transformation qu’elle peut induire, nous devons accepter de la manger, la laisser advenir. Jung, encore, nous mettait en garde: «on ne peut pas regarder n’importe quoi..., sans en être puni» (op. cit., pp. 12-13). La punition, c’est d’avoir à subir les aspects violents et destructeurs d’une image, voire à subir des images parfaitement destructrices, et de risquer de s’y perdre. D'où un glissement qui nous fait passer de «manger» à «être mangé». Dévorer (être dévoré) - créer. Tout processus de transformation – physique comme psychique – comprend les phases de désintégration ou dissociation/dissolution avant la réintégration, l’intégration ou la transformation souhaitée et attendue.


Ces images qui ne nous parlent plus

Dans le trop-plein de notre société panoptique, dans l’ère de l’accumulation exponentielle des images, les arts plastiques ─ même lorsqu'ils poursuivent la création d’objets uniques ─ alimentent ce phénomène. Soit qu'ils produisent directement des images, soit qu'ils assurent leur diffusion sous forme de reproductions. Noyés dans une mer d'images, l'eau emplit nos yeux et nous ne voyons plus rien.


À ceci s'ajoute un processus qui est encore largement sous-analysé: la création d'images par des machines pour des machines. Les spécialistes de la culture visuelle pensent que la relation entre les humains et les images a changé avec l’arrivée du numérique. Ainsi, l’image ne serait désormais plus produite pour être regardée par des humains. Pour l’artiste Trevor Paglen, «Ce qui est vraiment révolutionnaire dans l’avènement des images numériques, c’est qu’elles sont fondamentalement lisibles par des machines», indépendamment du sujet humain (Hubert Guillaud, "Les images sont-elles encore produites pour être regardées par les humains?", Le Monde, 14 janvier 2017). Les conséquences de cette évolution technologique impactent très directement notre vie. Dans un monde où l’image n’a plus besoin d’être lisible ou visible par l’homme, la machine, elle, peut en faire quelque chose. Cette automatisation de la vision, qui tend à devenir invisible à l’homme, ne produit pas seulement des taxonomies, mais avant tout des outils de régulation sociale note Palgen. Alors que les images banales n’avaient aucune conséquence dans l’ère analogique, dans l’ère de la vision automatisée, la photographie ne disparaît jamais. Au contraire, elle prend un rôle actif, elle s'émancipe, avec des conséquences à long terme pour la vie des gens, transformant chaque moment de la vie humaine en capital, pour d’autres plus que pour soi-même. «Nous ne regardons plus les images: les images nous regardent. Elles ne représentent plus simplement des choses, mais interviennent activement dans la vie quotidienne». Et l’artiste américain de dénoncer ces instruments de pouvoir, qui, par une esthétique et une idéologique de l’objectivité, réifient les formes de pouvoir.


Jérôme Cartegini - Paris Champs Elysées (image créée via Deep Dream, 2015)

Entre trop-plein d'images et disparition de celles-ci

Face à pareil dégorgement, où à force de voir nous ne voyons plus rien et où certaines images ne nous sont même plus destinées, quelle stratégie adopter dans le champ de l'art? Le problème, c’est qu’il était possible encore récemment, pour les artistes notamment, d’utiliser la culture visuelle pour produire des formes de contre-culture. Les récents développements de la technique remettent en cause cette utilisation. Dès lors, comment contrer l'impératif de production et ses corollaires que sont l'utilitarisme et la capitalisation des créations? Comment, d'un côté, créer lorsque la fonction de l'artiste a évolué: d'auteur, il est devenu producteur (cfr. Walter Benjamin, "L'auteur comme producteur", in Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht, Maspero, Paris, 1969)? Et comment, d'autre part, intervenir dans des systèmes de machine à machine en utilisant des stratégies visuelles développées à partir de la culture visuelle d’humains à humains?


Pour divers motifs, selon de multiples démarches, suivant différentes techniques, certains artistes ont choisi le retrait comme pratique artistique ou le silence comme posture, voire les deux à la fois. Taire pour faire apparaitre, donner à voir le silence, le retrait ou la solitude, accompagner l'érosion du langage (y compris pictural) sous la coulée continue du réel, révéler une beauté terrible, etc. telles sont quelques unes des voies suivies par ceux qui, à un moment donné, ont frayé avec le dés-œuvrement. Ces "artistes du retrait" entendent ne plus approvisionner l'appareil de production, mais le transformer ─ car ne pas le transformer c'est l'approvisionner ─ au moyen d'une multitude de formes du silence. Celles-ci peuvent parfois être reliées à l'idée de l'art comme cosa mentale (aucune trace esthétique n'équivaut au mouvement de l'âme ou de l'intelligence qui l'a engendré) ou à une perspective situationniste où la notion de trace se révèle superflue (s'il demeure des traces, celles-ci n'ont d'autres fonctions que de commenter, jamais de documenter ─ elles ne sont pas des relais médiatiques, ersatz culturellement comestibles de l'action). Pour autant, le silence de l'artiste, son choix de se placer hors du monde des visibilités, réintroduit-il la fonction rituelle qui avait été à l'origine de l'ancienne valeur d'utilité de l'œuvre d'art et de l'image? La non-exposition rétablit-elle la valeur culturelle de la célébration qui se serait perdue par le développement accéléré des techniques industrielles de reproduction? Quoi qu'il en soit, nous pouvons rapprocher ces démarches de la posture de Bartleby et de son fameux «I would prefer not to».


En ce qui concerne le devenir machinique de l'image qui exclut l'humain du monde, les démarches en résistance se doivent d'adopter des stratégies subtiles et complexes. Pour Trevor Paglen, la seule solution pour s’opposer aux prédations du paysage machinique consiste à créer des sphères de vie éloignées du marché et des prédations politiques. Mais comment faire lorsque les croyances sur lesquelles reposent les valeurs de l'art ont fusionné avec des logiques de spéculation et d'accumulation? Loin de regretter un âge authentique ou de tenter l'impossible pour éviter la récupération, il faut s'appuyer sur ce régime de croyance pour créer des brèches entre les multiples enclosures des fictions imposées comme réel. Dans un livre récent intitulé Les Potentiels du temps, l'écrivain et artiste Camille de Toledo note que «Nous vivons dans un régime général de croyances. Dans ce régime de croyance nous pouvons choisir une infinité de fictions» (Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Les potentiels du temps, Manuella éditions, Paris, 2016, p. 24). Ces images qui s'ingèrent dans notre vie façonnent une réalité qui n'est en fait qu'une fiction mieux défendue, mieux armée que d'autres. Afin de lutter contre cette réalité de la finitude, de la mélancolie, de l’absence d’espoirs, Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros (ces derniers sont les fondateurs de la plate-forme curatoriale le peuple qui manque) entendent promouvoir un "art potentiel". Où la potentialité serait un mode d'existence propre qui «réhabite le présent des présences» (op. cit., p. 45) et dénoue les fondements des régimes d'impossibilités, c'est-à-dire tout ce qui est hors des régimes de croyance dominants. En ce sens, la potentialité vise à transformer le «je préférerais ne pas» en «je pourrais», moyen selon ces auteurs «d'envisager toute volonté comme acte ─ déjà là» (op. cit., p. 89).


Face au trop plein des images qui renforcent les régimes d'impossibilités et nous maintiennent dans un âge des solitudes et de l'ironie et face au devenir machinique de l'image qui crée une réalité dans laquelle l'homme est exclu, il y a place pour une voie qui fait de l'art non pas un viatique mais le nouage de formes de vies expérimentales se cristallisant en des voies matérielles, des possibilités réelles.


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Walter Benjamin, "L'auteur comme producteur", in Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecht, Maspero, Paris, 1969


Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Les potentiels du temps, Manuella éditions, Paris, 2016


Hubert Guillaud, "Les images sont-elles encore produites pour être regardées par les humains?", Le Monde, 14 janvier 2017


C. G. Jung, Dream Analysis, Notes of the Seminar given in 1928-1930, ed. William McGuire, Princeton, Bollingen Series XCIX, 1984


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