Sur les traces de l'effacement - EFFACER, AJOUTER
Creuser le texte, creuser l'image, creuser le silence. L'image qui surgit de l'effacement est une image qui revient. Elle persiste dans notre rétine et dans le temps. Image-papillon (selon l'expression de Muriel Pic, cfr. Muriel Pic, W. G. Sebald. L'image-papillon, Dijon, Les presses du réel, 2009). Image disparue mais contenant quelque chose entre le visible et l'invisible. Elle parle aux fantômes.
Simon Hantaï
Simon Hantaï - Blanc (1974) Collection Larock-Granoff © Adagp, Paris 2013
Artiste de la pliure, de l’invisibilité visible des réserves blanches Simon Hantaï déplie, efface, intercale et interpose des blancs. Il découd ce qu'il coud, il rend illisible ce qu'il lit, il mange le texte qu'il écrit, il laisse sa main faire automatiquement ce qu'il a décidé qu'elle ferait. Il crée, mais à la façon d'un ver à soie, en perdant ce qu'il garde. Selon ses propres mots: «ce qui compte, ce n’est pas ce que je peins, mais ce que je ne peins pas, le blanc». Son processus artistique se déploie en deux temps. Dans un premier temps : par un procédé répétitif, il laisser venir l'entaille. Dans un second temps : il l'efface sans la faire disparaître. Au final, l'œuvre subsiste dans les marges, comme dans la beauté de ce qui reste.
Man Ray
Le poème pseudo-verbal (poème sonore) Lautgedicht que Man Ray compose en 1924 constitue un exemple de caviardage. Seules apparaissent des lignes qui servent à marquer le rythme et à indiquer que sous le verbal existe un ordre sous-jacent qui gouverne la disposition hasardeuse des graphèmes.
Man Ray - Lautgedicht (1924)
Fabrice Samyn
On retrouve cet intérêt chez Fabrice Samyn dans la série des Calendar Piece intitulée Ho ôn (2009-2010), constituée de cartes postales dans lesquelles il découpe la phrase "I am" dans le texte du verso pour la réinsérer sur l'image au recto. De même, dans Calendar Piece - Here (2012), Samyn applique des feuilles d’or sur toute la surface de la partie écrite de cartes postales, tout en réservant minutieusement le seul mot "here".
Fabrice Samyn - Ho ôn (I am) (série de 365 cartes postales, 2010) Courtesy de l'artiste et de la galerie Meessen-De Clercq
Fabrice Samyn - Here (série de 12 cartes postales, 2012) Courtesy de l'artiste et de la galerie Meessen-De Clercq
Pour Scars (2013), onze illustrations d’Adam et Eve sont entièrement recouvertes de feuilles d’or, à l’exception du nombril. Le couple originel n’ayant pas de mère, aucune trace d’un cordon ombilical ne devrait être observable. Les personnages mythiques sont ici caviardés et relégués au rang de légende. L’accent est mis sur le nombril comme s’il s’agissait d’une illumination (Cfr. Fabrice Samyn, Selected works Travaux choisis, 2006·2014, Bruxelles, Meessen-De Clercq, 2014).
Fabrice Samyn - Scars (série de 11 éléments, 2013) Courtesy de l'artiste et de la galerie Sies+Höke, Düsseldorf
Emilio Isgrò
En 1970, cet artiste italien originaire de Sicile efface les 25 premiers volumes de l'encyclopédie Treccani. Dès ce moment, début son utilisation de techniques d'effacement dans son œuvre. Pour Isgrò, l'effacement est un geste de dénégation du savoir codifié (Cfr. Emilio Isgrò, La cancellatura e altre soluzioni, Milan, Skira, 2007).
Emilio Isgrò - Enciclopedia Treccani. Appendice II (1970) Courtesy de l'artiste
Jérémie Bennequin
Pendant tout un temps, chaque jour, Jérémie Bennequin a effacé à la gomme à encre une page de l’œuvre de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. Ligne par ligne, de manière régulière, rituel d’effacement quotidien. Son travail consistant en «la recherche d'un bon degré d'effacement» afin de traduire la mémoire et le souvenir en images-fantômes. Il s'agit d'un travail ambigu, au croisement de l’hommage et du gommage, d’où le titre générique de la série: Ommage.
Jérémie Bennequin - Estompage (série Ommage) Courtesy de l'artiste
Mais l'œuvre de Bennequin se déploie au moins autant par l'effacement que par l'ajout de matière. Ainsi, dans Les Lesbiennes, à deux dames créoles (2015), il métisse par des ratures et des biffures les vers du poème de Baudelaire A une dame créole avec ceux d'un autre poème du même auteur intitulé A une Malabaraise. Entre apparition et disparition, surgissement et glissement. Comme cet autre projet hommage à Mallarmé et à Broodthaers Le Hasard n’abolira jamais un Coup de Dés où les fragments du poème original réapparaissent au sein de rectangles noirs.
Marcel Broodthaers
En 1969, Broodthaers réalise un travail qui fera date dans l'histoire de l'art. Un coup de dés jamais n'abolira le hasard est la reproduction du poème de Mallarmé où chaque mot est soigneusement recouvert d'encre. Il s'agit de réduire l'œuvre à sa structure. Selon Johanna Drucker, celle-ci se voit alors élevée au rang de concept digne d'un statut en soi (Johanna Drucker, The Century of Artist's Books, New-York, Granary Books, 1995, pp. 115-116).
Marcel Broodthaers - Un Coup de dés jamais n'abolira le hasard (1969) Courtesy MACBA Foundation