Montagne-mémoire
A bonne distance, la montagne se laisse embrasser du regard. Mais dès que l'on s'en rapproche, sa masse imposante nous tient à l'écart.
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Georgia O'Keeffe - Road to Pedernal (1941)
L'œil se perd la contemplation des aiguilles, des arêtes, et des crêtes. Il aperçoit des sillons et des plissements et s'imagine à l'abris dans ses combes, se méfie déjà des ravins, des gouffres et des brèches. L'image globale se fragmente et explose en une myriade de vues singulières. A la fois si proche et en même temps lointaine, la montagne est insaisissable. A bien s'en rapprocher, ses traits se dissolvent.
« Pour le voyageur, le dessin d'une montagne varie à chaque pas et présente une infinité de profils bien qu'il n'ait absolument qu'une seule forme. »
Henry David Thoreau, Walden, Princeton, Princeton University Press, 1973, p. 290
A mesure de l'ascension, elle change sans cesse d'aspect. « Le cône lisse de la montagne se transforme en amas de roches escarpées » (Rebecca Solnit, L'art de marcher, Arles, Actes Sud, 2004, p. 184).
Comme pris dans un labyrinthe, le but qui nous semblait proche requiert encore de nous un long chemin. Puis, soudain, la brume l'enveloppe. La route que l'on croyait tracée s'évapore. Tout devient flou. Il ne reste que le souvenir du chemin et la découverte d'autres perspectives.
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Georgia O'Keeffe - Misti-A Memory (1957) © Georgia O'Keeffe Museum
Au nord de San Francisco se dresse le Mont Tamalpaïs. Montagne sacrée des Amérindiens et montagne magique d'Etel Adnan (écrivain, poète et artiste, née en 1925 à Beyrouth au Liban). Il est pour elle comme le Mont Sainte-Victoire était pour Cézanne, le Mont Fuji pour Hokusai ou le Cerro Pedernal pour Georgia O'Keeffe: une source d'inspiration inépuisable.
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Etel Adnan - La Montagne 2 (2014) © Etel Adnan, Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris
Le Mont Tamalpaïs est un paysage de l'âme, dans lequel la langue poétique d'Adnan trouve une correspondance visuelle.
« Entre le soleil et la lune, entre la fièvre de vivre et celle de mourir, la montagne tient la balance. »
Etel Adnan
« La peinture comme la poésie d’Etel Adnan descendent de la montagne pour plonger dans la mer. Expérience concrète d’une simultanéité du passé et du présent, son "laboratoire alchimique" vient de loin, de très loin. Du soleil invaincu et de la mer toujours recommencée. » (Emmanuel Daydé, "Etel Adnan soleil invaincu", in Art Absolument, Mai 2014).
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Etel Adnan - Paysage 2 (2014) © Etel Adnan, Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris
Sur les pentes de la montagne affleurent les traces du passé et du présent. Etel Adnan elle-même l’admet en reconnaissant que « l’espace qu’occupe une peinture est celui de la mémoire ». La poétesse épingle la trace afin de l'observer vivante. La trace n'est ni l'absence, ni la présence mais « le simulacre d'une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n'a proprement pas lieu, l'effacement appartient à sa structure [...] » (Jacques Derrida, "La différance", in Marges – de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 25). La montagne devient hypomnemata.
« Le mont Tamalpaïs est un miracle, celui de la matière-même. Chose singulière pyramide de notre identité. Nous sommes de part sa stabilité et son changement. Notre moi est constitué par la série des devenirs de la montagne. Notre paix réside dans son obstination à être. »
Etel Adnan, Voyage au Mont Tamalpaïs, Paris, Manuella Editions, 2013
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Rebecca Solnit, L'art de marcher, Arles, Actes Sud, 2004
Etel Adnan, Voyage au Mont Tamalpaïs, Paris, Manuella Editions, 2013
Emmanuel Daydé, "Etel Adnan soleil invaincu", in Art Absolument, Mai 2014